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Enquête sur la démocratie HLM

Enquête sur la démocratie HLM entravée: La loi 2017 et la fin de la légitimité ascendante pour les associations de locataires

Depuis la loi de 1983, la légitimité des associations de locataires était soit ascendante (prouver qu’elle représentait 10% des locataires) soit descendante (être reconnue par le Ministère comme membre du Conseil National de l’Habitat ou du Conseil National de la Consommation. Un amendement à la loi Egalité et Citoyenneté porté par un député président de bailleur a Strasbourg a supprimé la légitimité ascendante et verrouillé la démocratie HLM.

Votée en 2017 à la fin du quinquennat de François Hollande, la loi « Egalité et Citoyenneté », a restreint la possibilité de présenter des listes aux élections des représentants des locataires. En effet, l’article 93 de la loi modifie le code de la construction et de l’habitation (CCH) ainsi que la loi du 23 décembre 1986, et n’autorise à se présenter aux élections que les listes affiliées à une organisation nationale siégeant à la Commission nationale de concertation, au Conseil national de l’habitat ou au Conseil national de la consommation sont autorisées à se présenter. En empêchant de candidater des listes qui rassemblaient environ 20% des voix lors des élections précédentes, cet article constitue une rupture avec les règlements en vigueur depuis l’instauration des premières élections de ce type en 1983. Jusqu’alors, comme le soulève une récente question écrite d’une sénatrice Les Républicains, « aucune affiliation n’était exigée » et « la liberté d’association était la règle »[1]. C’est pourquoi il est nécessaire de revenir plus en détail sur le contexte, les justifications de cette transformation législative, ainsi que sur une partie de ses conséquences.

[1] Question écrite n° 22498 de Mme Sylviane Noël (Haute-Savoie – Les Républicains) publiée dans le JO Sénat du 29/04/2021 – page 2775, URL : https://www.senat.fr/questions/base/2021/qSEQ210422498.html

Contexte local de production de l’article 93 : une association de locataires accusée de « communautarisme » par son bailleur

Née à la suite des attentats de Paris en janvier 2015, la loi Egalité et citoyenneté, votée le 27 janvier 2017, visait à atténuer les fractures de la société française par un ensemble de mesures disparates rassemblées autour de trois axes : « citoyenneté », « mixité sociale » et « égalité réelle ». En juin 2016, Philippe Bies, est nommé rapporteur de la partie consacrée au logement social, intitulée « Mixité sociale et Egalité des chances dans l’Habitat ». Ancien conseiller général du canton de Strasbourg-8 (2004-2012), adjoint au maire de Strasbourg en charge du logement (2008-2020), vice-président chargée du logement à la communauté urbaine de Strasbourg (2008-2020), député socialiste de la 2e circonscription du Bas-Rhin (2012-2017) et déjà rapporteur pour avis de la loi ALUR de 2014, Philippe Bies est également président de deux des plus importants bailleurs sociaux de l’agglomération strasbourgeoise : CUS Habitat (2008-2020), devenu depuis Ophéa, et Habitation Moderne (2008-2020), qui rassemblent à eux deux près de 30 000 logements.

Il semble que les réalités locales vécu par Philippe Bies en tant que président de plusieurs bailleurs sociaux ont influencées ses positionnements en tant que co-rapporteur de cette loi. Nous illustrerons ce fait par un focus sur deux scènes : tout d’abord, un conflit local entre le bailleur Ophéa, présidé par Philippe Bies, et une association de locataires indépendante strasbourgeoise, l’ALIS, entre 2014 et 2018 ; puis, ensuite, par le rôle joué par Philippe Bies dans la construction de l’article 93 au sein de la Commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi en juin 2016.

Le conflit entre l’Association des locataires indépendants de Strasbourg (ALIS) et le bailleur CUS Habitat (Communauté urbaine de Strasbourg)

L’Association des locataires indépendants de Strasbourg (ALIS) s’est créée en 2014, à Strasbourg, quelques semaines seulement avant les élections des représentants des locataires au sein du conseil d’administration de CUS Habitat, alors présidé par Philippe Bies. Alors que traditionnellement, la CNL et la CSF se partageaient les sièges réservés aux associations de locataires, ces élections font émerger deux nouvelles forces : la CLCV (liste issue d’une scission au sein de la CSF) qui arrive en tête avec 31,71 % des voix et l’ALIS, qui termine troisième du scrutin avec 22,16 %[1]

Dans les semaines qui suivent l’élection, un premier conflit apparaît autour de la composition du bureau et des commissions de travail de CUS Habitat. Malgré les résultats de l’élection, la CLCV et l’ALIS n’obtiennent aucune fonctions particulières en dehors du droit de siéger au CA, ils ne sont notamment pas représentés au sein de la commission d’attribution des logements. A contrario, les deux associations historiques, la CNL et la CSF, conservent leurs sièges et prérogatives habituelles[2].

Durant l’année 2015, l’association rencontre de nombreuses difficultés avec le bailleur. Au sein de CUS Habitat, un nouveau Plan de concertation locative (PCL) entre en vigueur pour la période 2015-2017. Ce document, qui encadre les modalités de concertation entre associations de locataires et direction de l’organisme, modifie notamment les règles d’attribution de financements aux associations. Jusqu’alors les associations recevaient une enveloppe du bailleur en début d’année et devaient justifier leurs dépenses par un budget et un rapport d’activité. Le nouveau PCL, inverse le fonctionnement : les associations doivent présenter en amont des devis et factures que le CUS rembourse par la suite. Ce nouveau fonctionnement pénalise fortement les associations avec des faiblesses de trésorerie et notamment l’ALIS. Pour réaliser des frais alors qu’elle ne dispose pas de budget préalable, l’association, tout comme la CLCV, est obligée de les avancer sur l’argent personnel de ses animateurs. Pour Jean-Bernard Dambier directeur de CUS Habitat depuis le 1er avril 2016, cette règle de financement n’a été modifiée que pour des raisons administratives : « Nous sommes soumis à des organismes de contrôle – la Chambre régionale des comptes et l’Agence nationale de contrôle du logement social – qui demandent de justifier la manière dont nous utilisons nos fonds propres et nos subventions. Les associations devaient donc justifier de manière plus précise ce qu’elles font »[3].

Les obstacles se multiplient les mois suivant. L’association demande à plusieurs reprises par courrier, mail et téléphone, d’accéder aux panneaux d’affichage des halls d’immeubles qui sont pourtant prévus par la loi pour permettre aux associations élues de communiquer auprès des habitants. Mais les seuls panneaux vitrés présents dans certains halls d’immeubles sont destinés à la communication du bailleur. L’association ne reçoit pas de réponses à ses demandes à ce sujet. Elle demande également l’obtention d’un local pour se réunir et accueillir les locataires. Le directeur du bailleur leur oppose alors une indisponibilité : « Nous n’avons pas de local associatif disponible. Quant aux locaux commerciaux, bien qu’il ne soit pas toujours évident de trouver des commerçants dans les quartiers, ils ne sont pas destinés aux associations. Par le passé, certains appartements transformés en locaux ont pu être attribués, mais nous ne le faisons plus. Ou alors pour du stockage, mais pas pour accueillir du public »[4].

Le 4 avril 2015, dans un article des Dernières nouvelles d’Alsace, Philippe Bies accuse l’ALIS d’être une « liste communautaire » en raison notamment de l’absence de femmes : les membres de l’ALIS soient exclusivement des hommes issus de l’immigration. Le représentant de l’ALIS, élu au CA de CUS Habitat, Hmida Boutghata, se défend : « Pour les femmes, c’était une question de délai. Mais il ne faut pas y voir de rejet ou d’appréciation défavorable de la femme. Dans quatre ans, aux prochaines élections, il y en aura. Et je refuse le terme de communautaire, nous représentons la diversité »[5]. Philippe Bies soutient son accusation de communautarisme « en raison de l’absence de femmes sur la liste. Et puis ils ont mené une campagne communautaire. Il y a des personnes issues de la diversité sur les autres listes. Je préfère les listes avec une vraie diversité que les listes monolithiques comme celle-là ».

Suite à ce premier conflit public, les relations entre l’association et le bailleur se tendent à nouveau. En septembre 2015, l’ALIS souhaite utiliser un encart destiné à l’expression libre dans A deux pas, le magazine de CUS Habitat, pour dénoncer l’ostracisation qu’elle subit. Le texte prévu pour le numéro d’octobre 2015 n’a finalement pas été publié. Selon le directeur de CUS Habitat, il relevait de la diffamation. L’office HLM a demandé à ALIS de modifier l’article, ce à quoi l’association n’a pas donné suite considérant cet encart comme une « tribune libre » et le texte comme non-diffamatoire. Elle considère donc avoir été « censurée ». Dans un échange sur internet, le président de l’association explique : « Concernant l’article A deux pas : si notre tribune relevait réellement de la diffamation, il fallait la publier au nom de la « liberté d’expression » puis saisir les instances compétentes. Pour information, en république, c’est la justice qui décide de la diffamation et non pas CUS Habitat. »

Dans un article de Rue89 Strasbourg du 2 mai 2016, Marcel Wolff, représentant des salariés pour la CGT au conseil d’administration de CUS Habitat, reconnaît qu’il a bien été question de faire barrage à l’ALIS au sein du Conseil d’administration du bailleur : « J’ai été le seul à m’y opposer au sein du conseil d’administration. Quelle que soit la base de cette association, même religieuse, on ne peut pas l’exclure alors que 800 personnes ont voté pour elle. Cela ne me paraissait pas être la bonne démarche »[6].

[1] « Tensions au conseil d’administration », Dernières nouvelles d’Alsace, 04/04/2015, URL : https://www.dna.fr/edition-de-strasbourg/2015/04/04/tensions-au-conseil-d-administration

[2] idem

[3] « Trop communautaire pour CUS Habitat, une association de résidents s’estime discriminée », Rue89 Strasbourg, 02/05/2016, URL : https://www.rue89strasbourg.com/trop-communautaire-pour-cus-habitat-une-association-de-residents-sestime-discriminee-105322

[4] Idem.

[5] idem

[6] Idem.

Les conséquences de l’article 93 : une loi nationale pour régler des conflits locaux ?

En juin 2016, quelques semaines après le conflit qui l’opposait à l’association de locataire, Philippe Bies est officiellement nommé rapporteur du volet logement de la loi « Egalité et citoyenneté ». La retranscription intégrale des débats en séance et lors des commissions de travail des députés, disponibles sur le site de l’Assemblée nationale, permet de remonter le fil de construction de de l’article 93 qui est venu restreindre les possibilités de candidater aux élections de représentants des locataires dans le parc social.

L’article 93 de la loi de 2017 fait suite au dépôt de plusieurs amendements par Philippe Bies lors d’une réunion de la Commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi Égalité et citoyenneté le 15 juin 2016[1]. Lors de son exposé sommaire de l’amendement, Philippe Bies déclare : « L’amendement CS1027 suggère que les associations de locataires présentant des listes aux élections dans le parc HLM soient affiliées à l’une des organisations nationales siégeant à la Commission nationale de concertation. L’objectif avoué est d’éviter des candidatures qui ne défendraient pas l’ensemble des locataires et qui seraient orientées vers des populations particulières. »[2]

Emmanuelle Cosse, alors ministre du logement et de l’habitat durable, lui répond en remettant en cause les mesures contraignantes contenus dans l’amendement pour les associations de locataires : « Je ne suis pas opposée au renforcement de la démocratie locative. (…) Je me suis engagée auprès des associations de locataires à travailler avec elles : les futures élections se tiendront en 2018, et il faudra qu’elles en connaissent les conditions exactes bien avant cette date, et pas seulement quelques mois avant le scrutin. La direction de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages (DHUP) mènera cette concertation à l’automne. La généralité des dispositions de l’amendement CS1027 pose des difficultés ; il convient de faire attention à la teneur du message envoyé aux associations. »

Après une question d’Audrey Linkenheld, député de la deuxième circonscription du Nord, Philippe Bies insiste : « Cette question, sans être essentielle, est importante, car les bailleurs doivent avoir en face d’eux des représentants capables d’effectuer correctement leur travail. La limitation de l’accès à la candidature existait auparavant, et l’on assiste aujourd’hui à des dérives d’extrémisme politique ou religieux. Il est donc nécessaire d’affilier les représentants locaux à des associations nationales. (…) »

Quelques minutes plus tard, la ministre du logement et de l’habitat durable revient à la charge : « Je reviens sur l’amendement CS1027. L’article 421-9 du CCH dispose que les associations doivent être indépendantes de tout parti politique ou organisation à caractère ethnique, raciale, confessionnelle ou philosophique. La condition d’affiliation n’existe plus depuis 1973. Quant au principe proposé, il convient de l’apprécier au regard de celui de la liberté d’association. Des évolutions ont déjà eu lieu afin de distinguer les associations de locataires de celles défendant les consommateurs, comme l’Association Force ouvrière consommateurs (AFOC) ; les statuts sont proches mais différents. Je demande vraiment le retrait de cet amendement CS1027, quitte à le retravailler d’ici à la séance publique. »

Mais Philippe Bies conclu l’échange : « Je le maintiens, car ces quatre amendements forment un tout. Je propose qu’on l’améliore lors de la séance publique. » Et la commission adopte l’amendement en question.

Au vu de la concordance entre les propos tenus dans les médias accusant l’ALIS d’être une « liste communautaire » et les propos défendant l’amendement, on peut faire l’hypothèse que les motivations de Philippe Bies sur cet amendement étaient directement issus du conflit avec l’ALIS. 

[1] https://2012-2017.nosdeputes.fr/14/seance/6833#inter_552c42a4e01f287d19596864dcada7e4

[2] https://2012-2017.nosdeputes.fr/14/intervention/978921

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